Fermer la fenêtre

Laïcité française et laïcité belge

Bien que la familiarité leur confère une sorte d'évidence, les formes dans lesquelles la Belgique a institué la laïcité sont en fait très particulières.

Ainsi, le mot "laïcité" ne renvoie-t-il pas du tout aux mêmes expériences chez nous et en France, à tel point que les Français ont souvent beaucoup de peine à comprendre ce que signifie chez nous un engagement ou une position laïque.
Il y a d'ailleurs de bonnes raisons de penser que nous payons aujourd'hui durement bon nombre de conséquences de cette conception si spécifique de la laïcité.

Dans la conception française, être laïque représente essentiellement une position politique, une conception de l'État, selon laquelle celui-ci doit être organisé selon une division rigoureuse des affaires politiques d'une part et des affaires religieuses de l'autre.

Selon cette conception, l'Etat doit demeurer rigoureusement neutre par rapport aux multiples conceptions possibles de la vie.

Et, à l'inverse, les institutions qui, comme les Eglises, entendent faire du prosélytisme en faveur de telle ou telle conception de la vie bonne, n'ont pas à s'immiscer dans la gestion des affaires publiques, leur espace d'intervention se situant avant tout sur la scène de la vie privée.

L'exercice des pratiques religieuses est par ailleurs garanti par le principe de tolérance. Il existe ainsi en France une culture politique laïque largement partagée, y compris par de nombreux croyants.

Ceux-ci peuvent à la fois adhérer farouchement aux principes de la laïcité tout en demeurant des croyants ou des pratiquants fermement convaincus.
Ils peuvent ainsi se battre pour le développement d'un enseignement de la République détaché de l'influence des églises.

Pour les mêmes raisons, de nombreux croyants peuvent sans problèmes existentiels ou identificatoires, adhérer à des partis politiques qui, dans l'horizon politique belge, apparaîtraient comme anticléricaux.

Bref, en raison de cette culture de la laïcité, le dualisme entre les mondes confessionnel et non-confessionnel ne saurait prendre en France l'importance qu'elle a pris en Belgique. Ce qui permet d'ailleurs une clarification de certains enjeux politiques.

Par rapport à cette première conception de la laïcité, la spécificité belge ne laisse aucun doute.

En Belgique en effet, s'engager en faveur de la laïcité, loin de signifier seulement l'adhésion à une théorie de la neutralité de l'Etat par rapport aux différentes conceptions de la vie bonne, suppose tout au contraire l'adhésion à une "famille", c'est-à-dire une appartenance.

En raison des formes dans lesquelles il s'est institutionnalisé en Belgique, plutôt que de regrouper, que de nouer les multiples appartenances qui sont constitutives de la société, l'engagement laïque marque le positionnement au cœur d'un des nombreux clivages qui constituent la société belge.

Les effets de cette différence fondamentale ne sont pas négligeables.
En effet, la coupure entre le monde laïque et le monde confessionnel traverse une part importante des institutions du pays.

Au delà de divers indices qui pourraient laisser envisager l'existence d'une reconnaissance plus nette de la laïcité en Belgique qu'en France, la prégnance du clivage entre mondes laïque et confessionnel sur la société belge témoigne en réalité de la faible laïcisation de cette société, mesurée aux critères français du moins.

C'est précisément parce que la société belge est plus faiblement laïcisée -au sens français- que le mouvement laïque a cherché en Belgique à s'institutionnaliser, en se battant pour obtenir à son propre profit les modes de reconnaissance accordés au monde confessionnel.

Bref, le processus de "laïcisation" de l'Etat, s'est construit en Belgique au prix de l'inscription dans le paysage institutionnel d'un pilier laïque fortement calqué sur les modes d'institutionnalisation du pilier catholique.

L'exemple le plus manifeste de ce processus apparaît avec la création du cours de morale laïque dans l'enseignement officiel parallèlement -et c'est dans ce parallélisme que se situe l'essentiel du symptôme aux différents cours de religion reconnus. Là, l'engagement laïque se construit -institutionnellement du moins -très exactement sur le modèle de l'engagement religieux.

Choisir la laïcité apparaît très nettement comme le choix d'une appartenance, plutôt que comme l'adhésion à un principe politique unificateur. La vocation universaliste du principe laïque se trouve relativisée par son mode d'institutionnalisation particulariste.

Parce que, sans doute, attaquer de front un certain nombre de "privilèges" du pilier chrétien paraissait s'apparenter à une lutte perdue d'avance, le mouvement laïque s'est orienté progressivement vers un combat pour l'obtention de "privilèges" équivalents.

Ce choix n'allait pas de soi, à la fois pour des raisons théoriques et stratégiques, et il suscita et suscite encore, pour ces raisons, de fortes résistances dans les milieux laïques eux-mêmes.

Pour des raisons théoriques tout d'abord: parce qu'il revenait de fait à défendre une conception particulariste de la laïcité et parce que, d'une certaine façon, il acquiesçait à la place prise par la religion au sein des dispositifs institutionnels.

Pour des raisons stratégiques ensuite: parce qu'il conduisait à créer entre mondes laïque et confessionnel des connivences et des concordances objectives d'intérêts (tout ce qui était perdu pour l'un l'était pour l'autre; tout ce qui était gagné pour l'un l'était ou le serait pour l'autre).

Le plus sûr garant de la pérennité d'un pilier étant évidemment l'existence d'un pilier concurrent.

En acceptant cette logique de dualisme, le mouvement laïque renonçait donc objectivement à la désinscription du pilier confessionnel dans le paysage politique belge.

Par ailleurs, pris structurellement dans un jeu de concurrence, le mouvement laïque fut lentement, mais systématiquement, conduit à construire une offre de services, de biens et de symboles s'inscrivant dans la logique de cette concurrence: fête de la jeunesse laïque, mariage laïque, visiteurs de prisons, conseillers,... avec, chaque fois, non comme motivation exclusive mais comme toile de fond, des objectifs de prosélytisme et d'extension des sphères d'influence.

Bref, vu de l'extérieur, et en particulier du point de vue français, on observe en Belgique un processus où d'aucuns pourraient déceler une "cléricalisation" de la laïcité.

Désormais, en Belgique, le combat en faveur d'une véritable laïcisation de l'Etat, s'autorisant à poser un certain nombre de questions fondamentales (comme l'existence d'un enseignement religieux dans ]es programmes scolaires, comme le subventionnement par l'Etat de professions liées intrinsèquement au culte,...) heurte dans le même temps, et par "ricochet", les droits acquis de la laïcité.

Au fur et à mesure que s'accumulent pour le mouvement laïque des acquis institutionnels qui assurent son "rattrapage" par rapport au pilier chrétien, la mise en question de ceux-ci, et donc de la place des institutions religieuses dans le paysage institutionnel belge, se fait plus problématique.

Plus s'affirme cette forme de laïcisation (à la belge), moins le questionnement de la laïcité (à la française) de l'Etat devient crédible.

C'est là une des questions que ne manquera pas de devoir se poser le mouvement laïque dans les années à venir.


Jean-Louis GENARD.

Fermer la fenêtre