Qu'est-ce qu'être laïque ?
(Extrait du livre de Paul Danblon "Au bonheur de vivre"
ou "Libres propos d'un mécréant" - Editions "Complexe")

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Il règne pas mal d'imprécisions pour ne pas dire davantage : une véritable confusion, dans les différents mots et expressions utilisés pour désigner celles et ceux qui ne se rattachent à aucune confession ni sensibilité religieuse et en particulier, ce qui n'a rien d'étonnant, quand les choses sont observées et dites de l'extérieur.

Athées, libres penseurs (avec ou sans trait d'union selon les dictionnaires...), libres exaministes (appellation peu employée en dehors de la Belgique), incroyants, non-croyants voire mécréants, rationalistes, matérialistes, positivistes, scientistes, anticléricaux, agnostiques, francs-maçons de l'une ou l'autre nuance ou, pour employer la terminologie d'usage, obédience (mais toujours avec trait d'union!), humaniste ou laïque (à ne pas confondre avec laïc, mot qui, dans un contexte chrétien et même catholique, s'oppose à clerc et signifie donc simplement non prêtre), les vocables se bousculent, s'utilisent le plus souvent pêle-mêle, voire l'un pour l'autre, souvent par simple souci de varier le vocabulaire ainsi qu'on nous l'enseigne à l'école, parfois dans une intention édulcorante (non-croyant sonne moins agressivement qu'athée, un peu comme d'aucuns pensent devoir dire israélite en lieu et place de juif qu'ils ne sont pas loin de trouver un mot inconvenant...), parfois encore avec un soupçon de perversité jouant sur la dialectique souvent sournoise du dénoté et du connoté, les mots, on le sait bien, charriant autant sinon plus de non-dit que d'explicitement dit.

En fait, la plupart des groupes d'humains ainsi désignés - j'allais écrire étiquetés - par ces divers termes ont quelque chose en commun, une intersection pour parler le langage de la mathématique. Et cette intersection, ce sous-ensemble commun, c'est peut-être bien le noyau de la laïcité telle que je vous propose de la décrire, dans une certaine acception de ce mot tout au moins.

L'incroyant se définit négativement: il nie. Il nie quoi, au fait? Ce à quoi croient les autres. Quels autres? Ceux dont il entend se distinguer, voire se séparer, auxquels il veut éventuellement s'opposer Si besoin est historiquement, ceux qui s'inscrivent dans la culture, dans la croyance ambiante, dominante et, le plus souvent, contraignante. Si la culture de référence implique une foi en un credo de base, (presque toujours agrémenté il faut bien le dire de pièces rapportées qui l'enrichissent peut-être mais lui font perdre de sa pureté originelle), l'incroyant ou bien refusera tout en bloc ou bien procédera à un tri personnel. Il peut, par exemple, rejeter la croyance en Dieu, la Vierge Marie et les Saints, mais conserver une sensibilité spiritualiste voire déiste, voire encore l'une ou l'autre superstition ou croyance en telle ou telle parascience ou médecine parallèle (cela s'est vu!). En tout cas, c'est, au départ, un contestataire dont les motivations ne sont pas que philosophiques la dimension socio-économique, on le sait, a été pour beaucoup dans les progrès de l'incroyance au cours de l'histoire.

L'athée, le mot l'indique clairement, nie non seulement Dieu (en l'occurrence, le Dieu personnel des religions monothéistes), mais aussi tout dieu, toute divinité, et même toute puissance immatérielle et dès lors toute transcendance. Il sera le plus souvent matérialiste, c'est à dire n'admettant qu'un seul ordre de réalité, qu'un seul mode d'existence, celui de la matière, seule instance perceptible à nos sens, éventuellement assistés d'instruments; il se dira moniste, s'opposant ainsi au dualisme traditionnel esprit/matière. Il ne considérera comme savoir solide que les connaissances conquises par la science, réfutant la validité, la pertinence des autres modes de perception du monde tels que, par exemple, l'intuition ou l'expérience mystique.

L'agnostique a une position moins tranchée : il n'est pas loin d'estimer que l'athée professe une sorte de foi symétrique à celle du croyant, chacun étant sûr de sa vérité, tous deux ayant la certitude l'un que Dieu existe, l'autre qu'il n'existe pas. Estimant que la démarche scientifique, seule pourvoyeuse de savoir objectif, est par ailleurs inapte à apporter des réponses pertinentes aux interrogations métaphysiques dont il ne nie cependant pas l'intérêt ni même l'importance dans l'économie mentale de l'homme, il se résout à proclamer son ignorance (c'est bien le sens étymologique du mot agnosticisme) en telles matières. Généralement, il n'en demeure pas là la nécessité d'une éthique de vie l'amène à s'appuyer non sur les certitudes d'une foi mais sur l'une ou l'autre hypothèse de travail construite et retenue selon un processus d'argumentation, moins rigoureux sans doute que la méthode scientifique qui, elle, fait appel notamment à la technique de la démonstration logico-mathématique, mais susceptible néanmoins de mener à des opinions malgré tout solidement étayées, même Si, théoriquement, elles ne sauraient prétendre au même statut de connaissance que les acquis de la science. (Le fait que l'agnostique, ainsi défini, fonde son comportement sur des hypothèses et non sur des certitudes n'est pas sans conséquences, me semble-t-il, quant à son attitude vis à vis d'autrui on peut supposer qu'il sera moins enclin à l'intolérance et à toute forme de totalitarisme Si souvent généré par les fondamentalismes purs et durs).

Les mots qui viennent d'être définis désignent en fait des doctrines, pour ainsi dire des conceptions du monde (Weltanschauungen, comme disent les philosophes allemands). Ceux qui vont suivre désignent plutôt des méthodes et des attitudes politiques.

Le libre exaministe, refusant tout dogme et donc tout argument d'autorité qui y trouve son fondement, réclame le droit d'examiner librement toute question qui se pose à lui en se référant à sa seule conscience. Telle fut la revendication de la Réforme qui inventa le Libre Examen et exigea pour chacun de pouvoir interpréter librement les Écritures sans avoir à se soumettre au Magistère certes, cette liberté s'exerçait dans un référentiel chrétien qui, à cette époque, ne mettait pas en cause la croyance en Dieu. ni même en la divinité du Christ.

Même pour le rationaliste du XVIIe siècle, la foi n'est pas en cause : il se borne à proclamer l'excellence du recours à la raison comme technique d'appréhension et de description du Réel. A vrai dire, l'idée n'était pas neuve; de tous temps, les penseurs de toutes sensibilités ont raisonné : même dans le cadre d'une réflexion théologique, la raison est invoquée; ce qui change, notamment avec DESCARTES, c'est la primauté accordée à cette méthode sur toute autre.

Les choses vont alors se précipiter le rationalisme se radicalise et, faisant un pas de plus dans la notion de liberté de conscience devenue depuis la fin du XVIIIe siècle un item majeur des Droits de l'Homme, le libre exaministe devient un libre penseur qui, stricto sensu, n'est pas nécessairement athée, mais l'est pratiquement toujours dans la mesure où il entend rejeter le poids de toute affirmation n'acceptant pas la remise en question ainsi que de tout commandement d'obéissance aveugle, ce qui est à ses yeux le cas des dogmes et des arguments d'autorité fondés notamment sur la Tradition.

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le libre penseur se déclarera positiviste et même scientiste, entendant ainsi n'accepter pour recevables que les résultats des conquêtes du savoir scientifique; certains iront jusqu'à postuler que, à terme, la science sera capable de répondre à toutes les questions, même d'ordre métaphysique, ce qui les fera accuser par d'aucuns de réductionnisme.

L'anticlérical, lui, s'oppose à l'autorité du clergé en matière non religieuse et dénonce, souvent avec véhémence, toute intrusion du religieux dans le civil il exige une totale séparation des Églises et de l'État, est évidemment opposé à la notion de religion d'état et proclame la suprématie du Droit - et en particulier des Droits de l'Homme - considéré comme s'adressant à tous sur les lois religieuses édictées par les diverses confessions, auxquelles il n'accorde qu'une valeur particulière, réservée à leurs seuls adeptes.

Contrairement à une idée généralement répandue, un Franc-maçon n'est pas nécessairement incroyant. Certaines obédiences, au contraire, comme les Loges dites régulières, attendent de leurs adhérents qu'ils admettent un principe organisateur transcendant (le célèbre Grand Architecte de l'Univers) se situant ainsi dans une sensibilité déiste tandis que d'autres, en Belgique, par exemple le Grand Orient et la maçonnerie mixte le Droit humain, n'exigeront aucun présupposé philosophique, s'ouvrant ainsi tant aux athées qu'aux agnostiques ou aux déistes, voire à des théistes - tenants d'une foi en un dieu personnel - pour autant qu'ils se veulent tolérants et ouverts.

L'humaniste, héritier d'une longue lignée de penseurs, fait l'hypothèse - ou a la conviction - que l'homme est sa propre référence et non qu'ils doive fonder ses valeurs sur une transcendance qui le précède et le dépasse. Ce mot, par ailleurs très séduisant, est particulièrement périlleux à l'emploi car beaucoup s'y réfèrent au départ de conceptions très variées (il y a ainsi une école philosophique dite de l'humanisme chrétien); il est vrai que, de même qu'on ne trouvera aujourd'hui dans nos pays plus guère de formations politiques se déclarant ouvertement non démocratiques, quasi toutes les tendances philosophiques ou religieuses, hormis certains fondamentalistes intégristes, se diront humanistes tant il est vrai que la référence à l'Homme apparaît aujourd'hui, comme on dit, incontournable.

Alors, le laïque, tout ceci étant dit, comment le définir ???

Je proposerais volontiers cette idée d'une intersection évoquée plus haut, mais taillée sur mesure par chacune et chacun d'entre nous en fonction de notre sensibilité, de notre histoire personnelle, de nos réflexions.

Je pense que le laïque est avant tout un libre penseur, j'entends une femme ou un homme de pensée libre, faisant l'effort certes de recourir à la raison, voire à la science chaque fois qu'il le jugera possible, mais se gardant de se référer, comme cela se fait trop souvent par paresse intellectuelle ou simplement pas habitude, automatiquement et encore moins selon une obéissance aveugle - comme l'exigent les gourous dans les sectes - à un texte sacré, à un catéchisme ou à quelque autorité absolue.

Je pense aussi que, de sensibilité résolument humaniste, il se doit d'être ouvert aux autres, attentif à leurs propos et à leur démarche, mais que, se faisant, il a le devoir du débat d'idées, franc, loyal, exempt de tout consensualisme mou, dans lequel il lui revient, certes d'écouter les autres, mais aussi de témoigner avec franchise et même avec vigueur de ses valeurs et de ses options.

Le laïque sera ainsi engagé, non seulement par les idées mais aussi par l'action. Il se veut pleinement citoyen et à ce titre coresponsable de la société dans laquelle il vit.

D'aucuns peut-être revendiqueront le droit au scepticisme. Nul ne le leur contestera et, sans doute, - de même que, de temps à autre, un petite touche d'humour ou de dérision est vraisemblablement salutaire pour nous ramener au concret du quotidien - il faut parfois tempérer l'enthousiasme de nos envolées. Ceci dit, il ne me semble pas que ce scepticisme doive aller jusqu'à l'indifférence et encore moins au fatalisme, au refus de penser et d'agir.


Le laïque est un homme debout.


Paul DANBLON
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