Il règne pas mal d'imprécisions
pour ne pas dire davantage : une véritable confusion, dans les différents mots
et expressions utilisés pour désigner celles et ceux qui ne se rattachent à
aucune confession ni sensibilité religieuse et en particulier, ce qui n'a rien
d'étonnant, quand les choses sont observées et dites de l'extérieur.
Athées,
libres penseurs (avec
ou sans trait d'union selon les dictionnaires...),
libres exaministes
(appellation peu employée en dehors de la Belgique),
incroyants,
non-croyants voire mécréants,
rationalistes,
matérialistes,
positivistes,
scientistes,
anticléricaux,
agnostiques,
francs-maçons de l'une ou
l'autre nuance ou, pour employer la terminologie d'usage, obédience (mais
toujours avec trait d'union!),
humaniste ou
laïque (à
ne pas confondre avec laïc, mot qui, dans un contexte chrétien et même
catholique, s'oppose à clerc et signifie donc simplement non prêtre), les vocables se bousculent, s'utilisent
le plus souvent pêle-mêle, voire l'un pour l'autre, souvent par simple souci de
varier le vocabulaire ainsi qu'on nous l'enseigne à l'école, parfois dans une
intention édulcorante (non-croyant sonne moins agressivement qu'athée, un peu
comme d'aucuns pensent devoir dire israélite en lieu et place de juif qu'ils ne
sont pas loin de trouver un mot inconvenant...), parfois encore avec un soupçon
de perversité jouant sur la dialectique souvent sournoise du dénoté et du connoté,
les mots, on le sait bien, charriant autant sinon plus de non-dit que
d'explicitement dit.
En fait, la plupart des groupes d'humains ainsi désignés - j'allais écrire
étiquetés - par ces divers termes ont quelque chose en commun, une intersection
pour parler le langage de la mathématique. Et cette intersection, ce
sous-ensemble commun, c'est peut-être bien le noyau de la laïcité telle que je
vous propose de la décrire, dans une certaine acception de ce mot tout au
moins.
L'incroyant
se définit négativement: il nie. Il nie quoi, au fait? Ce à quoi croient
les autres. Quels autres? Ceux dont il entend se distinguer, voire se séparer,
auxquels il veut éventuellement s'opposer Si besoin est historiquement, ceux
qui s'inscrivent dans la culture, dans la croyance ambiante, dominante et, le
plus souvent, contraignante. Si la culture de référence implique une foi en un
credo de base, (presque toujours agrémenté il faut bien le dire de pièces
rapportées qui l'enrichissent peut-être mais lui font perdre de sa pureté
originelle), l'incroyant ou bien refusera tout en bloc ou bien procédera à un
tri personnel. Il peut, par exemple, rejeter la croyance en Dieu, la Vierge
Marie et les Saints, mais conserver une sensibilité spiritualiste voire déiste,
voire encore l'une ou l'autre superstition ou croyance en telle ou telle
parascience ou médecine parallèle (cela s'est vu!). En tout cas, c'est, au
départ, un contestataire dont les motivations ne sont pas que philosophiques la
dimension socio-économique, on le sait, a été pour beaucoup dans les progrès de
l'incroyance au cours de l'histoire.
L'athée, le
mot l'indique clairement, nie non seulement Dieu (en l'occurrence, le Dieu
personnel des religions monothéistes), mais aussi tout dieu, toute divinité, et
même toute puissance immatérielle et dès lors toute transcendance. Il sera le
plus souvent
matérialiste,
c'est à dire n'admettant qu'un seul ordre de réalité, qu'un seul mode
d'existence, celui de la matière, seule instance perceptible à nos sens,
éventuellement assistés d'instruments; il se dira moniste, s'opposant ainsi au
dualisme traditionnel esprit/matière. Il ne considérera comme savoir solide que
les connaissances conquises par la science, réfutant la validité, la pertinence
des autres modes de perception du monde tels que, par exemple, l'intuition ou
l'expérience mystique.
L'agnostique
a une position moins tranchée : il n'est pas loin d'estimer que l'athée
professe une sorte de foi symétrique à celle du croyant, chacun étant sûr de sa
vérité, tous deux ayant la certitude l'un que Dieu existe, l'autre qu'il
n'existe pas. Estimant que la démarche scientifique, seule pourvoyeuse de
savoir objectif, est par ailleurs inapte à apporter des réponses pertinentes
aux interrogations métaphysiques dont il ne nie cependant pas l'intérêt ni même
l'importance dans l'économie mentale de l'homme, il se résout à proclamer son
ignorance (c'est bien le sens étymologique du mot agnosticisme) en telles
matières. Généralement, il n'en demeure pas là la nécessité d'une éthique de
vie l'amène à s'appuyer non sur les certitudes d'une foi mais sur l'une ou
l'autre hypothèse de travail construite et retenue selon un processus
d'argumentation, moins rigoureux sans doute que la méthode scientifique qui,
elle, fait appel notamment à la technique de la démonstration
logico-mathématique, mais susceptible néanmoins de mener à des opinions malgré
tout solidement étayées, même Si, théoriquement, elles ne sauraient prétendre
au même statut de connaissance que les acquis de la science. (Le fait que l'agnostique,
ainsi défini, fonde son comportement sur des hypothèses et non sur des
certitudes n'est pas sans conséquences, me semble-t-il, quant à son attitude
vis à vis d'autrui on peut supposer qu'il sera moins enclin à l'intolérance et
à toute forme de totalitarisme Si souvent généré par les fondamentalismes purs
et durs).
Les mots qui viennent d'être définis désignent en fait des doctrines, pour
ainsi dire des conceptions du monde (Weltanschauungen, comme disent les
philosophes allemands). Ceux qui vont suivre désignent plutôt des méthodes et
des attitudes politiques.
Le libre exaministe,
refusant tout dogme et donc tout argument d'autorité qui y trouve son
fondement, réclame le droit d'examiner librement toute question qui se pose à
lui en se référant à sa seule conscience. Telle fut la revendication de la
Réforme qui inventa le Libre Examen et exigea pour chacun de pouvoir
interpréter librement les Écritures sans avoir à se soumettre au Magistère
certes, cette liberté s'exerçait dans un référentiel chrétien qui, à cette
époque, ne mettait pas en cause la croyance en Dieu. ni même en la divinité du
Christ.
Même pour le
rationaliste
du XVIIe siècle, la foi n'est pas en cause : il se borne à proclamer
l'excellence du recours à la raison comme technique d'appréhension et de
description du Réel. A vrai dire, l'idée n'était pas neuve; de tous temps, les
penseurs de toutes sensibilités ont raisonné : même dans le cadre d'une
réflexion théologique, la raison est invoquée; ce qui change, notamment avec
DESCARTES, c'est la primauté accordée à cette méthode sur toute autre.
Les choses vont alors se précipiter le rationalisme se radicalise et, faisant
un pas de plus dans la notion de liberté de conscience devenue depuis la fin du
XVIIIe siècle un item majeur des Droits de l'Homme, le libre exaministe devient
un
libre penseur
qui, stricto sensu, n'est pas nécessairement athée, mais l'est pratiquement
toujours dans la mesure où il entend rejeter le poids de toute affirmation
n'acceptant pas la remise en question ainsi que de tout commandement
d'obéissance aveugle, ce qui est à ses yeux le cas des dogmes et des arguments
d'autorité fondés notamment sur la Tradition.
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le libre penseur se déclarera
positiviste et
même
scientiste, entendant
ainsi n'accepter pour recevables que les résultats des conquêtes du savoir
scientifique; certains iront jusqu'à postuler que, à terme, la science sera
capable de répondre à toutes les questions, même d'ordre métaphysique, ce qui
les fera accuser par d'aucuns de réductionnisme.
L'anticlérical,
lui, s'oppose à l'autorité du clergé en matière non religieuse et dénonce,
souvent avec véhémence, toute intrusion du religieux dans le civil il exige une
totale séparation des Églises et de l'État, est évidemment opposé à la notion
de religion d'état et proclame la suprématie du Droit - et en particulier des
Droits de l'Homme - considéré comme s'adressant à tous sur les lois religieuses
édictées par les diverses confessions, auxquelles il n'accorde qu'une valeur
particulière, réservée à leurs seuls adeptes.
Contrairement à une idée généralement répandue,
un Franc-maçon n'est pas nécessairement incroyant.
Certaines obédiences, au contraire, comme les Loges dites régulières, attendent
de leurs adhérents qu'ils admettent un principe organisateur transcendant (le
célèbre Grand Architecte de l'Univers) se situant ainsi dans une sensibilité
déiste tandis que d'autres, en Belgique, par exemple le Grand Orient et la
maçonnerie mixte le Droit humain, n'exigeront aucun présupposé philosophique,
s'ouvrant ainsi tant aux athées qu'aux agnostiques ou aux déistes, voire à des
théistes - tenants d'une foi en un dieu personnel - pour autant qu'ils se
veulent tolérants et ouverts.
L'humaniste,
héritier d'une longue lignée de penseurs, fait l'hypothèse - ou a la conviction
- que l'homme est sa propre référence et non qu'ils doive fonder ses valeurs
sur une transcendance qui le précède et le dépasse. Ce mot, par ailleurs très
séduisant, est particulièrement périlleux à l'emploi car beaucoup s'y réfèrent
au départ de conceptions très variées (il y a ainsi une école philosophique
dite de l'humanisme chrétien); il est vrai que, de même qu'on ne trouvera
aujourd'hui dans nos pays plus guère de formations politiques se déclarant
ouvertement non démocratiques, quasi toutes les tendances philosophiques ou
religieuses, hormis certains fondamentalistes intégristes, se diront humanistes
tant il est vrai que la référence à l'Homme apparaît aujourd'hui, comme on dit,
incontournable.
Alors, le laïque, tout
ceci étant dit, comment le définir ???
Je proposerais volontiers cette idée d'une intersection évoquée plus haut, mais
taillée sur mesure par chacune et chacun d'entre nous en fonction de notre
sensibilité, de notre histoire personnelle, de nos réflexions.
Je pense que le laïque est avant tout un libre penseur, j'entends une femme ou
un homme de pensée libre, faisant l'effort certes de recourir à la raison,
voire à la science chaque fois qu'il le jugera possible, mais se gardant de se
référer, comme cela se fait trop souvent par paresse intellectuelle ou
simplement pas habitude, automatiquement et encore moins selon une obéissance
aveugle - comme l'exigent les gourous dans les sectes - à un texte sacré, à un
catéchisme ou à quelque autorité absolue.
Je pense aussi que, de sensibilité résolument humaniste, il se doit d'être
ouvert aux autres, attentif à leurs propos et à leur démarche, mais que, se
faisant, il a le devoir du débat d'idées, franc, loyal, exempt de tout
consensualisme mou, dans lequel il lui revient, certes d'écouter les autres,
mais aussi de témoigner avec franchise et même avec vigueur de ses valeurs et
de ses options.
Le laïque sera ainsi engagé, non seulement par les idées mais aussi par
l'action. Il se veut pleinement citoyen et à ce titre coresponsable de la
société dans laquelle il vit.
D'aucuns peut-être revendiqueront le droit au scepticisme. Nul ne le leur
contestera et, sans doute, - de même que, de temps à autre, un petite touche
d'humour ou de dérision est vraisemblablement salutaire pour nous ramener au
concret du quotidien - il faut parfois tempérer l'enthousiasme de nos envolées.
Ceci dit, il ne me semble pas que ce scepticisme doive aller jusqu'à
l'indifférence et encore moins au fatalisme, au refus de penser et d'agir.
Le laïque est un homme debout.
Paul DANBLON